Mathias Richard

FUTUR INTERIEUR

NADAX
Zone F-13, secteur 21-105, hiver 2091
Il y a des centaines de milliers d'années, un ancêtre a survécu à une immense tuerie, caché sous les cadavres. Cet ancêtre est le mien, et il se rappelle à moi aujourd'hui. Vengeance, me dit-il, vengeance !

Je commence ce journal mental le 7 décembre 2091. Je choisis de sélectionner certaines de mes pensées-langage pour les diriger vers mon logiciel de texte interne et en enregistrer une sauvegarde dans ma boîte noire. Ecrire dans sa tête n'est pas aussi facile que l'on pourrait le croire. Je suis obligé de fermer les yeux et de me concentrer fortement pour visualiser les mots, les sélectionner et les enregistrer, de même pour les relire. A force que des écrans d'ordinateur aient été recouverts de giclées de sperme, il a bien fallu que quelque chose naisse. Je pense en relief. Je suis le terminal, la terminaison de quelque chose. Mon aisselle-touchpad m'aide à travailler à l'intérieur de moi ; mon corps peut également se mettre en position de clavier tactile, mais je n'ai jamais appris à tapoter correctement ma peau, il y a des erreurs, des imprécisions. Ce qu'il me faudrait, ce dont j'ai entendu parler, c'est un clavier-hologramme : l'hologramme est émis par un micro-projecteur (porté parfois en boucle d'oreille, le plus souvent sur le front), on tape sur l'hologramme comme sur un vrai clavier (même si les doigts passent au travers) et les données sont enregistrées dans une puce para-cervicale. Je fais avec les moyens du bord, en attendant mieux. Après tout, quasiment tout ce que j'ai lu, je l'ai lu les yeux fermés, grâce aux interfaces d'impression crânienne qui permettent de faire glisser les textes dans la tête et de lire sous ses paupières. Cela n'a pas le charme du papier, mais on peut ainsi stocker des quantités phénoménales de textes, d'images, de sons, d'informations en tout genre. L'accès à toutes les musiques, toutes les pensées, tous les films, toutes les images, agissent comme un supercarburant sur le cerveau, comme ont pu agir en leur temps les protéines de la viande.

Il est bon d'écrire à une époque où la littérature a disparue : ainsi, il n'y a aucune ambiguïté sur les motivations de cet acte. Ecrire pour écrire. Ecrire pour se fabriquer des armes et des vertiges, écrire pour s'exploser la tête, être partout à la fois, être traversé par des vents psychiques, glisser sur des toboggans en vingt dimensions. L'écriture n'est pas un art artistique, l'écriture est un art martial psychique.